Prédication
Voici un texte qui ne laisse pas indifférent, et qui m’a mise mal à l’aise, car il très contrasté ; en effet, le récit relate en quelques versets une magnifique profession de foi (celle de Pierre) et des disputes, des chicanes diraient nos amis québécois ; plus que des petites disputes, ce texte s’achève sur une vraie dispute au cours de laquelle Jésus fixe des limites avec autorité ! Et c’est là que le malaise s’installe car Jésus ne nous a pas donné l’habitude de tirades agressives. De ce texte, on préfère surtout retenir la profession de foi de Pierre qui dit « Toi, tu es le Christ ». Et on met sous le tapis la dispute et les propos de Jésus « Va-t’en derrière moi, Satan ! », parce que quand même, c’est Pierre qui a parlé !
Or, pourquoi tant d’énervement dans ce texte, qu’est-ce qui est tellement sensible ?
Il faut le dire, Pierre n’a pas tort quand il dit à Jésus tu es le Christ ! Il voit en Jésus celui qui était annoncé dans l’ancien testament.
Christ vient du grec Christos qui se traduit par l’oint. Et ce mot Christos vient de Messiah en hébreu, l’oint. Être « oint » faisait référence à une personne, souvent un roi ou un prêtre, qui était consacrée par l’application d’huile pour une mission spécifique donnée par Dieu. Ainsi, le terme « Christ » est au sens premier un titre et non un nom propre. Lorsque Pierre l’appelle Christ, il veut dire que Jésus est le Messie ou l’Oint, reconnaissant son ministère comme étant celui du Sauveur attendu par les prophéties de l’Ancien Testament. Donc, à priori, rien d’extraordinaire dans la déclaration de Pierre. Sauf que l’auteur de l’évangile de Marc choisi ce moment de l’évangile pour associer au mot Christ le sens moderne que nous connaissons, le Christ, c’est le crucifié ressuscité ; pour nous Jésus Christ, c’est Jésus post-pascal, après sa résurrection, le vivant. Il apparaît donc que Pierre n’a pas vraiment compris le sens du mot « Christ » appliqué à Jésus. Par ce décalage entre la compréhension de Pierre et l’annonce de Jésus, il y a une dispute et des mots… les uns et les autres vont se rabrouer mutuellement 3 fois.
C’est jésus qui commence par rabrouer ses disciples pour qu’ils se taisent, puis Pierre qui rabroue Jésus pour qu’il ne dise pas qu’il va être accusé par les prêtres et crucifié et ressuscité, et enfin Jésus qui rabroue Pierre avant « d’exploser » en disant : « Va-t’en derrière moi, Satan ! » On est bien loin du tableau idyllique du disciple Pierre qui a tout compris et qui professe Christ ! Loin encore du Jésus ravi d’entendre cette profession de foi !
Rabrouages en série
Ils se rabrouent mutuellement 3 fois. Ça veut dire totalement, il semble qu’il y ait là une incompréhension mutuelle totale. Ce verbe rabrouer, dans la langue initiale d’écriture de l’évangile qui est le grec, c’est epitimao. Ce verbe est utilisé 30 fois dans le nouveau testament, quasi exclusivement dans Mt, Mc et Luc : 6 fois chez Mt, 9 fois chez Mc et 12 fois chez Luc.
Selon les traductions et le sujet, ce verbe ἐπιτιμάω (epitimao) est traduit par : rabrouer, réprimander, reprocher, ordonner, commander sévèrement, reprendre sévèrement. Il est utilisé dans des contextes où Jésus montre son autorité, que ce soit sur des personnes, des esprits impurs ou même des éléments naturels.
Pour mieux cerner ce mot, je vous propose quelques exemples d’utilisation de ce verbe « rabrouer » dans l’Évangile de Marc :
En Marc 1, 25 : Jésus rencontre un homme possédé par un esprit impur dans une synagogue. Jésus rabroue l’esprit impur et lui ordonne de sortir.
« Jésus le rabroua (NBS) en disant : “Tais-toi et sors de cet homme !” ».
Dans la traduction NFC on lit Jésus parla sévèrement et dit…
Dans la TOB : Jésus commanda sévèrement…
En Marc 3,12 : Jésus interdit aux esprits impurs de parler, eux qui le reconnaissent comme « Fils de Dieu ».
« Mais il les rabrouait avec sévérité pour qu’ils ne parlent pas de lui » (NBS).
En Marc 4,39 : Jésus apaise une tempête en réprimandant les éléments naturels, le vent et la mer. Le verbe epitimao est utilisé dans son ordre :
« Réveillé, il rabroua le vent et dit à la mer : Silence, tais-toi ! » (NBS)
Et dans notre texte de ce matin, Jésus rabroue Pierre qui essaie de le faire taire quand il évoque sa mort prochaine et sa résurrection : « Jésus… rabroua Pierre … »
Ce qui est intéressant dans ce texte, c’est qu’avant cette réprimande individuelle, il y a une réprimande collective : Au verset 30, on lit « Il les rabroua (ses disciples) pour qu’ils ne disent rien à personne ». Ce qu’il ne faut pas encore dire, c’est son identité de Christ, que Pierre vient de dévoiler en confessant : « Toi, tu es le Christ ». Donc Jésus rabroue ses disciples pour qu’ils se taisent. Pourquoi cacher son identité de Christ ? Pour nous Christ, c’est non seulement l’oint, mais aussi le ressuscité, le Sauveur. Jésus demande de cacher son identité de Christ, car c’est trop tôt ! La révélation est en cours, il a des adversaires, et Pierre qui le reconnaît comme Christ n’a fichtrement rien compris à la résurrection ! Alors, pour toutes ces raisons, il vaut mieux se taire !
Dans ce même passage, Pierre rabroue Jésus. (verset 32) : « Pierre prit Jésus à part et se mit à le rabrouer ». Pierre qui rabroue Jésus, c’est unique ; personne d’autre n’a rabroué Jésus !
Dans Marc, Jésus est quasi exclusivement le sujet qui rabroue, sauf en 10,13 où on a les disciples qui rabrouent les parents qui veulent apporter leurs enfants à Jésus et en 10,48, où on a «un « beaucoup » qui rabroue l’aveugle Bartimée qui hurle pour attirer l’attention de Jésus. Dans ces deux cas, Jésus reprend la main, il s’indigne et accueille les enfants, il s’arrête et guérit Bartimée, comme si à chaque fois, quand les humains rabrouent, c’est une erreur !
Donc 2 écueils à éviter : rabrouer les autres qui essaient d’approcher Jésus, et rabrouer Jésus parce qu’il explique son identité de Christ, le sens profond de ce mot.
On peut s’étonner de la réaction de Jésus quand Pierre le rabroue
Le texte nous dit : « Mais lui (Jésus) se retourna, regarda ses disciples et rabroua Pierre : Va-t-en derrière moi Satan ». Se faire traiter de Satan, ce n’est vraiment pas un compliment… !
Satan, c’est l’accusateur dans l’ancien testament, je ne peux pas développer maintenant, mais en hébreu, sa-ta-ne, c’est accuser ; donc Pierre est bien un satan, un accusateur quand il prend Jésus à part et le sermonne. Et là, erreur fatale de Pierre qui se met à la place de Dieu, en oubliant d’être à l’écoute de Jésus. à ce moment précis il dit savoir ce qui est bon pour Jésus, il veut penser à sa place…il dit connaître son avenir. D’où la juste réaction de Jésus : « Tu ne penses pas comme Dieu, mais comme les humains ». Donc quand Jésus rabroue, c’est pour remettre l’humain à sa juste place, dire son identité et affirmer son rôle divin.
Que faire de cette attitude de Jésus qui rabroue son disciple ? Suis-je concerné, dans quel cas Jésus peut me rabrouer ?
Nous confessons Jésus comme Christ, ça, c’est quasi la définition du chrétien. Nous croyons dans le ressuscité, nous le reconnaissons comme Sauveur… pas de doute là dessus.
Pourtant, il convient de se poser la question : quand sommes nous comme Pierre, rabrouables ?
Probablement quand nous mettons nos propres compréhensions et limites à l’identité de Jésus. Autrement dit quand nous l’enfermons dans notre propre compréhension, assez loin du Jésus de l’évangile. Bien sûr, personne ne se reconnaît dans une telle affirmation ; c’est toujours l’autre qui enferme Jésus ou qui n’a pas bien compris l’évangile… Or, sans y prendre garde, il n’est pas rare d’objectiver le Christ, et d’adopter des attitudes qui ne sont pas fidèles à sa parole : parole d’accueil inconditionnel et de bénédiction pour les juifs et les non juifs, autrement dit pour tous, en particulier pour ceux que nous ne bénissons pas spontanément, tous les autres différents.
C’est assez simple et universel : on ramène autrui à notre compréhension du monde ou à notre propre univers ; on pense à sa place, on sait ce qui est bien pour lui, comme Pierre, on sait ce qu’il a le droit de dire ou non…
Or Jésus s’indigne d’un tel comportement. Être un satan pour autrui, c’est se faire accusateur de ce qu’il est ou pense ou dit, et Jésus dit « arrière ! ». C’est NON. Il est interdit d’accuser au nom de l’évangile, ou en utilisant le nom de Christ. Jésus met là une limite très forte dans ce qui est possible ou non quand on se dit chrétien. La libération, l’amour inconditionnel de Dieu ne sont pas aliénables, ni à une moralité, ni à une manière d’être. L’amour de Dieu est plus large que nos limites, que nos pensées. Et c’est par la crucifixion/résurrection de Jésus Christ que nous sommes appelés à la liberté.
L’erreur de Pierre, c’est de penser à la place de Dieu, de se mettre à sa place. Jésus en fait une condition de disciple ; un disciple ne doit pas se faire accusateur en utilisant le nom de Christ à tort, en semant le doute sur la manière d’être ou de vivre de ceux qui sont autour.
Ce texte du jour peut paraître « violent » ou désagréable ; en fait, c’est une simple piqûre de rappel sur la congruence entre professer Christ et se comporter en disciple du Christ : Écouter le Christ, ce n’est pas penser à sa place et s’ériger en juge. Cela fait penser aux 10 paroles avec des affirmations d’amour et des limites, notamment les interdits relatifs aux relations humaines.
Quelle bonne nouvelle pour nous ce matin ?
La bonne nouvelle, c’est Jésus qui poursuit son ministère et qui donne à la fois ses paroles et sa vie pour nous ; ensuite, même si nous sommes passablement humains, c’est à dire avec des défauts, Jésus ne nous laisse pas tomber. Il n’a pas renoncé à son ministère malgré l’incompréhension et l’ingérence de Pierre, ses doutes ou mauvaises croyances. Jésus a posé les limites et continué sa mission au service de Dieu ; c’est tout à fait réjouissant pour nous.
Il nous appelle néanmoins à être ouverts et aimants en toutes circonstances. Une leçon de vie au travers de cet épisode évangélique tendu !